Tout d’abord, il convient de faire attention aux termes que l’on emploie. Pour être précis, il faut parler du mariage entre personnes de même sexe.
« J’vous l’dit : moi, j’parle de mariage gay, mais c’est pas non plus approprié. Parler d’homo, c’est faire un détournement. »
Un mariage médiatique, une stratégie juridique
Emmanuel Pierrat est ami de longue date avec Caroline Mécary et Yann Pédler, les autres avocats du couple de Bègles. La première est l’auteur d’un classique, Droit et homosexualité paru chez Dalloz en 2000. Elle est avocate , membre du Conseil de l’Ordre et adhérente au Syndicat des Avocats de France (S.A.F., classé à gauche). Emmanuel Pierrat est avocat , spécialiste du droit de la presse et de la communication. Ancien chevénementiste, il vote communiste depuis toujours au premier tour de chaque élection. Yann Pédler est avocat ; il possède une grande expérience en matière de contentieux portant sur les discriminations à l’encontre des homosexuels (ex : implantation des bars gays en zone rurale). Ce dernier est la « caution de droite » du trio. Ces trois auxiliaires de justice ont défini la stratégie juridique du couple de Bègles, Stéphane Chapin et Bertrand Charpentier.
Avant cela, ils avaient signé, tous les trois, un « manifeste pour l’égalité des droits » paru dans le quotidien Le Monde en date du 17 mars 2004, en faveur du mariage pour les couples de même sexe. [Quelques semaines après l’agression dont a été victime Sébastien Nouchet, élus et intellectuels soulignent dans ce texte qu’une véritable politique de lutte contre l’homophobie passe par l’ouverture du mariage et de l’adoption pour les couples homosexuels]. Ce manifeste était également signé par Jacques Derrida et Noël Mamère. Lorsque Stéphane et Bertrand ont entendu le nom de cet élu à la radio, ils décidèrent de le contacter. En les rencontrant avant de les marier, Noël Mamère leur conseilla de consulter nos trois juristes.
Dans le cadre d’un mariage pour des personnes de même sexe, 3 cas de figures se présentent :
- quand le maire s’oppose au mariage, une procédure contre le maire est lancée ;
- quand le parquet s’oppose au mariage, le Tribunal de Grande Instance est saisi ;
- quand le maire passe outre l’opposition du parquet, il faut défendre le maire : c’est le cas traité dans ces lignes. Noël Mamère est aujourd’hui en recours devant le Tribunal administratif après avoir échoué en référé. Au fond, il sera défendu par Caroline Mécary.
Les avocats du couple se sont partagés les trois cas de figure à préparer. Caroline Mécary s’est spécialisé dans la théorie juridique et la doctrine, Yann Pédler dans le contentieux et la jurisprudence ; ils ont également été aidé par Daniel Borrillo, professeur à Paris X et fin connaisseur du droit comparé, ce qui peut toujours être utile en cas de recours devant une juridiction internationale, type CEDH. Emmanuel Pierrat, dont la spécialité reste le droit de la communication, a dirigé toutes les relations publiques et médiatiques autour de cette affaire. En vendant le mariage à VSD – négocié à la baisse – SC et BC ont touché beaucoup moins que prévu. Au surplus, les deux documentaires faits sur cet événement ont été réalisés sans rémunération des personnes concernées. M° Pierrat ne réfute pas complètement l’idée du bénéfice publicitaire que son cabinet a pu tirer de cette affaire, mais il concède que cette critique est facile, puisque les avocats ne sont pas censés faire de la publicité. D’un strict point de vue financier, le mariage de Bègles n’est pas une bonne affaire. Issu de milieux populaires, les mariés ont voulu un mariage conforme à la tradition (avec voiture de luxe, petits-fours, mariés en gris et blanc, etc.), donc « un peu ringard ». Le chiffre négocié par VSD représente exactement le coût du mariage. Seul VSD en a eu l’exclusivité. Pourquoi cet hebdomadaire plutôt qu’un autre ? D’abord, VSD est un journal populaire, comme nos mariés. Ensuite, il s’était illustré l’an dernier par un reportage sur les modes de vies des gays, les présentant sous un jour normal. Partant, c’est un journal gay-friendly, ce qui semble rare dans la presse généraliste française, d’après E. Pierrat. Malgré cela, sous bien d’autres aspects, VSD est racoleur.
Aujourd’hui, l’affaire n’est pas plaidée devant le juge administratif – en revanche, c’est le cas pour le maire. A l’inverse, ils se sont engagés dans une procédure devant le T.G.I ; et passeront en Cour d’appel dans la semaine du 14 au 20 mars 2005 (prononcé du délibéré le 16 avril 2005).
La décision d’annulation de la première chambre civil du TGI de Bordeaux est « grotesque » . Elle ne répond même pas à la question de droit et aurait été immédiatement cassée par la Cour de Cassation si une Cour d’appel avait rendu une telle décision. Dans son jugement, le TGI estime que le mariage est directement lié à la procréation. Or, nul mention de devoir conjugal n’est présent dans le code civil ! Ici, on mélange ordre moral et ordre symbolique. De toute manière, la procédure n’est pas terminée : si la décision prochaine de la Cour d’Appel est cassée par la Cour de Cass., on repart devant une Cour d’appel et on en aura pour 4 ans. Pour passer devant la CEDH, il faudrait avoir épuisé toutes les voies de recours internes. Mais en matière d’adoption, la CEDH est plutôt « réac », l’arrêt Fretté de 2002 en étant une illustration. Il faudra attendre plusieurs années avant que celle-ci ne revienne sur cet arrêt. Cela dit, en droit interne, tout dépend des juridictions devant lesquelles on plaide : Montpellier, qui compte une importante communauté homosexuel, n’est pas Bordeaux, une des villes les plus « réacs » de France. Sans Juppé, Bordeaux serait sans doute tombée dans l’escarcelle du FN. A titre d’exemple, plus de 30 % des magistrats Bordelais appartiennent à l’A.P.M. (Association professionnelle des magistrats), située à la droite de la droite – voire encore plus loin.
Le retentissement du mariage du couple homosexuel de Bordeaux a donné lieu à une dizaine d’affaires, quasiment toutes prises en charge par M° Pierrat.
Une question politique, un enjeu électoral
Emmanuel Pierrat ne cache pas son pessimisme quant à l’évolution du débat en France. Il n’y a « aucune chance », selon lui, pour que le PS propose la légalisation du mariage homosexuel lors de la campagne des législatives de 2007. Le Pacs a été voté il y a près de 6 ans, on a du mal à le croire, et rien n’a avancé depuis au PS. Prenons l’exemple du maire de Paris : il fait partie de ceux qui bloquent le débat au PS, car il a déjà l’électorat gay pour lui ; en même temps, il est tout juste acceptable pour les hétéros. Partant, Delanoë ne souhaite pas les brusquer avec le mariage gay. Autre exemple : la mission d’information sur « la famille et les droits des enfants », présidée par P. Bloche, symbole très relatif de l’avancée de la cause, car ce député PS de Paris (7è circ.), initiateur du Pacs, n’est pas favorable au mariage gay…
Il y a quelques mois, J.-M. Le Pen déclarait qu’il aurait été favorable au mariage homosexuel si les homosexuels pouvaient se reproduire. Cette sortie n’est pas à prendre à la légère ; elle est mûrement réfléchie. On peut reprocher beaucoup de choses à Le Pen, sauf de ne pas savoir lire les sondages. Le Pen a compris que les couches populaires sont les plus favorables au mariage pour les couples de même sexe. Les plus opposés sont les CSP ++. D’ailleurs, Stéphane et Bertrand sont issus de milieux populaires. Il faut bien savoir que le mariage a amplement facilité l’acceptation, par les proches, de leur homosexualité. Le mariage, dans ce cadre, a bien une vertu intégratrice, au sens républicain. Notons au passage que depuis le mariage de Bègles, les actes d’homophobie ont considérablement diminué à Bègles. En somme, le mariage de Stéphane et Bertrand n’a assurément pas desservi la cause homosexuelle, ni fait reculé les mentalités.
Emmanuel Pierrat est contre le mariage en général, mais pour le mariage gay – peut être par amour du « sport juridique » et surtout pour faire prendre conscience que la communauté homosexuelle est présente et existe en France. Pour Bertrand et Stéphane, il n’est pas question de singer les comportements hétérosexuels, mais tout simplement d’obtenir des droits et une reconnaissance de la société. Observons les règles d’adoption à l’heure actuelle : ce droit est inaccessible aux concubins et aux pacsés. Après la signature d’un Pacs, le cocontractant n’obtient de titre de séjour que pour une durée d’un an (donc peu de risque de « Pacs blancs »). A l’inverse, le mariage accorde au conjoint un permis de séjour pour 10 ans ainsi que la nationalité au bout d’un an.
L’homophobie réprimée, l’adoption accordée ?
La projet de loi visant à créer une H.A.L.D.E. (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité) a été adoptée définitivement par le Sénat le 21.12.2004. Motivée par de bonnes intentions, la loi emploie de mauvais moyens pour atteindre ses finalités. D’entrée, le projet était mal ficelé. D’abord, le texte est discriminatoire sur les « transgenres », totalement oubliés - il faut dire qu’ils ne sont pas nombreux à voter (3000 trans’ en France). De plus, la loi est incomplète : la diffamation homophobe est réprimée… et non l’injure homophobe . On trouve des oublis. On dénonce des lacunes. Enfin, la mise en place de cette « Haute Autorité » ne laisse rien augurer de positif : non seulement la H.a.l.d.e. n’a aucun pouvoir, mais en plus, sa composition est « à hurler de rire » [NB : la présidence sera confiée à Louis Schweitzer] . Il aurait fallu appeler çà un « Haut Conseil », car dans l’état actuel du droit, cette autorité ne jouit même pas du pouvoir de saisine du parquet.
En somme, l’action du gouvernement par rapport aux homosexuels est « une politique affolée » et démagogique. Pour preuve, la droite s’accroche au Pacs aujourd’hui dans le seul but d’éviter la question du mariage gay, et donc de l’adoption. En pénalisant l’homophobie, elle imagine calmer les ardeurs revendicatives des homosexuels. Sur ces questions, DSK a été courageux ; Lang était bien. Toutefois, Emmanuel Pierrat reste très sceptique sur l’efficacité de la voie politique. La voie judiciaire est la meilleure à suivre si l’on veut obtenir des résultats. Ceci a pour corollaire des actions de désobéissance civile, officiellement interdites, surtout venant d’un auxiliaire de justice (!), mais qui sont loin d’être illégitimes. Ayant vécu plusieurs années en Afrique du Sud, M° Pierrat témoigne de l’efficacité et de la justification des actions de désobéissance des Noirs pendant l’Apartheid.
Quant à l’adoption, c’est le « combat suivant ». Aujourd’hui, le régime est archaïque. Par exemple, il est interdit aux pacsés et aux concubins d’adopter ! Seule perspective d’adoption pour les célibataires gays : devant les directions aux affaires familiales. Après avoir essuyé un échec devant la commission des affaires familiales, la dernière voie de recours pour un homosexuel souhaitant l’adoption reste la présidence du Conseil Général : là encore, deux endroits se détachent du lot. A Montpellier, il s’agit du Sénateur André Vézinhet (PS), et à Paris, le Président du Conseil de Paris, soit Bertrand Delanoë (PS). Emmanuel Pierrat est favorable à l’élargissement du droit d’adoption aux homosexuels concubins, pacsés et célibataires. Pour ce faire, il faudrait revoir la loi du 11 juillet 1966 sur l’adoption. En effet, selon l’article 343-1 du code Civil, l’adoption est accordée aux célibataires, sans mention de leur orientation sexuelle. C’est donc la jurisprudence qu’il convient de renverser. Lorsque le juge administratif donne l’agrément à l’adoption (après recours aux affaires familiales, soit 3 ans de procédure), il doit s’en tenir à la loi pour trancher. Or, la loi « ne dit pas grand chose ». Dans ce cas, on s’en tient à « la libre appréciation du juge, donc c’est le règne de l’arbitraire ».
Des études bâclées, une psychanalyse à jeter !
L’idée de n’accorder l’adoption qu’aux couples lesbiens est « une connerie » (cf. Claude Habib). Emmanuel Pierrat ne croît pas à la pertinence des « études » : une seule a été réalisée en France, par Jeannine Mossuz-Lavau [signataire du manifeste du 17.03.2004 paru dans Le Monde], qui ne se base que sur 32 cas… Deux grandes idéologies ont fait beaucoup de mal au XXè siècle : le marxisme - mal digéré - et la psychanalyse (freudisme et lacanisme confondus), ce qui ne remet pas en cause la psychologie et la psychiatrie.
Un communautarisme combattu, une culture assumée
Pour certains, la parité scelle l’irréductibilité de la différenciation des sexes. A compétence égale, Emmanuel Pierrat, ancien chevènementiste, est favorable à la parité et à la discrimination positive. L’anti-communautarisme a des limites : il faut savoir changer de moyens d’action et ne pas rester dans le « préchi-précha » dogmatique de certains Républicains. La notion de communautarisme est galvaudée. A entendre certains, on pourrait taxer Elle et Jeune Afrique de communautarisme. Avez-vous remarqué que dans Jeune Afrique, il n’y a que des Noirs ! Aujourd’hui, on peut dire qu’en France, il existe une culture gay, pas forcément distincte. Au contraire, cultures homo et hétéro se recoupent. Le lancement de Pink TV peut ici être perçu comme une bonne chose. Si P.Houzelot, le Président de Pink TV, réclame, auprès du CSA, le droit de diffuser plus de films pornographiques sur sa chaîne, c’est parce qu’il estime que le sexe est un élément plus déterminant de la culture gay, et il n’a pas tort. Néanmoins, il est difficile de définir le gay way of life dont se prévaut Jean-Paul Cluzel, PDG de Radio-France. Selon ce dernier, le choix de l’homosexualité conduit à faire des concessions, notamment à refuser toutes formes de paternité. Mais son jugement est aussi motivée par son âge [58 ans] et son affiliation politique [parrain du fils d’Alain Juppé].
En ce qui concerne la gay pride, rebaptisée Marche des fiertés, il ne faut pas y voir qu’une manifestation d'excès ; de toute façon, tout ce qui est outrance serait censé desservir la cause gay. « Mais on s’en fout de l’image ! » Ce que veulent les homosexuels (et les nombreux hétérosexuels) qui défilent, c’est montrer que les homosexuels existent.
Pour finir, une petite leçon de droit comparé
Certaines législations sont plus pudiques que d’autres, et parlent d’une « union », plutôt que d’un « mariage » pour les couples de même sexe. Quelques pays du Nord de l’Europe ont accordé le droit à l’adoption aux couples homosexuels. C’est intéressant, mais ces pays scandinaves sont essentiellement régis par un droit d’origine germanique. Ce qui est le plus important, ce sont les expériences belge [mariage et non adoption] et québécoise [juin 2002 : adoption], dont les ordres juridiques sont influencés par le Code Napoléon. Si le droit québécois reconnaît l’adoption, ce n’est pas encore le cas de la Cour Suprême du Canada. En Californie, les mariages célébrés en 2004 par le maire de San Francisco sont suspendus à la décision (au fond) de la Cour Suprême de Californie.
Mais comment s’opposer au mariage homosexuel dans le cas où un Français a épousé en toute légalité un Hollandais au Pays-Bas ? Lorsqu’ils s’installeront en France, la France ne pourra pas nier leur union à moins de s’opposer à un traité relatif à l’état civil conclu entre la France et les Pays-Bas ! Les Pays-Bas ont toujours été plus modernes que les autres sociétés européennes, et en cela, ils ont valeur d’exemple – jusqu’à aujourd’hui, où visiblement, la société est en régression.
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